L’incroyable histoire de Coccinelle
C’est une histoire peu banale que celle que je vais vous conter aujourd’hui.
Celle d’une chouette hulotte trouvée en pleine ville de Thonon-les-Bains avec un grave traumatisme dû probablement à un choc avec un véhicule.
Le 17 mars 2020, elle arrive au COR, où nous travaillons avec mon épouse comme bénévoles.
Elle est aussitôt prise en charge et placée dans une unité de soins où se trouvent déjà plusieurs autres rapaces. On lui attribue le numéro 112. Comme elle n’arrive pas à tenir sa tête droite, on lui pose une minerve pour soutenir son cou et sa nuque.
Elle est placée dans une caisse qui sera sa « chambre d’hôpital » pour les prochaines semaines. Tous les jours, des soigneurs la nourrissent à l’aide d’une pince brucelle avec des morceaux de viande rouge afin qu’elle n’ait pas à faire de pelote de réjection.
Elle reçoit des médicaments anti-inflammatoires pour soulager ses douleurs ainsi que des antibiotiques pour éviter que ses plaies ne s’infectent.
Après 4 semaines, on décide de lui ôter sa minerve, qui semble la gêner plutôt que l’aider. Elle se remet plutôt bien de ses blessures mais elle demeure incapable de tenir sa tête dans une position normale : son bec est tourné vers le haut et son front s’appuie sur le fond de sa caisse ou sur son perchoir.
Et pourtant, après quelque temps, elle parvient – Dieu sait comment ! – à manger seule !
Une belle nuit de printemps enveloppe Thonon-les-Bains.
Depuis que l’obscurité a englouti le jour, je suis à la recherche d’une proie. Cela fait déjà deux nuits que je n’ai rien eu à me mettre dans le bec. Il faut absolument que je trouve de quoi me redonner des forces.
Jamais encore je ne me suis risquée aussi loin du petit bois qui jouxte le domaine de Ripaille, mais je me dis que je trouverai peut-être une souris téméraire qui quitterait une de ces maisons qu’habitent les Humains. L’air est doux, et la chaleur qui se dégage du sol chauffé toute la journée par le soleil me porte agréablement, soulageant avantageusement mon vol.
Soudain, j’aperçois une forme furtive qui s’élance vers la route. Je fonce de toute la vitesse de mes ailes qui fendent la nuit en silence, et au moment de fondre sur ma proie, une lumière aveuglante me déchire les yeux. Mon crâne explose. Mon corps se volatilise. Un choc d’une violence inouïe me précipite dans un état d’inconscience. Je ne vois plus rien, je ne sens plus rien, je n’ai plus de forces, la vie quitte peu à peu mon corps qui semble n’avoir plus de poids, plus de consistance. Je suis en train de mourir.
Comme au travers d’un épais brouillard, je perçois des bruits de voix. Quelqu’un me soulève avec beaucoup de ménagement et me place dans une boîte toute fermée, avec juste quelques trous pour que je puisse respirer. J’ai affreusement mal partout, et il y a des parties de mon corps que je ne sens plus du tout. Ma tête me semble avoir triplé de volume, elle est si lourde que je ne parviens pas à la tenir droite. Mon bec me fait beaucoup souffrir, ainsi que mon crâne et le haut de mon dos.
Mon carton se met en mouvement et je me sens ballottée dans tous les sens. Après un temps qui me paraît interminable, des mains me sortent de ma boîte, me tâtent partout, m’étirent les ailes, les pattes, me retournent dans tous les sens. J’entends des éclats de voix, mais impossible de comprendre de qui se dit. Je me retrouve alors dans une autre boîte, à peine plus grande. On m’a mis une espèce de collier qui m’étrangle presque. Une sorte de pince qui tient un morceau de viande s’approche de mon bec. Je n’arrive même pas à l’ouvrir. Quelque chose s’y insinue alors, le force délicatement et glisse la nourriture dedans. Je peux à peine avaler, mais je sens qu’il faut absolument que je mange. Je dois reprendre des forces.
Ceux qui s’occupent de moi le font avec tellement de délicatesse et d’attention que je commence à me détendre et à m’alimenter de mieux en mieux. Bientôt je parviens à manger seule des morceaux de viande ou de proies mortes. J’arrive même à les avaler en entier, comme avant, malgré la position de ma tête qu’il m’est toujours impossible de redresser. Aucun progrès de ce côté-là… On a finalement ôté la minerve qui me gênait plus qu’elle ne m’aidait. Je n’ai aucun contrôle sur ma nuque et mon cou, et malgré tous mes efforts, mes muscles ne m’obéissent pas.
Au bout de deux mois, son état ne s’améliore pas. On essaie de la mettre dans une volière, mais elle est incapable de s’élever.
Elle tourne sur elle-même comme une toupie, essaie de s’envoler, mais bute contre tous les obstacles, et si on la laisse ainsi, elle va finir par s’assommer.
Le vétérinaire Uebersax du cabinet des Tuileries prescrit des séances de physiothérapie sous narcose afin de tenter de faire retrouver une position normale à sa tête.
Aujourd’hui, on m’a placée dans une volière. Il y a beaucoup de place, et j’essaie de prendre mon envol. Je tournoie sur moi-même, incapable de m’orienter, je tourne désespérément ma tête dans tous les sens, mais tout bascule autour de moi. Quand je veux quitter le sol, je me cogne partout et je ne parviens pas à prendre de la hauteur. J’ai beau m’efforcer, rassembler toutes mes forces et me concentrer sur mes mouvements, je ne contrôle plus rien. Des mains me saisissent et me replacent alors dans la caisse qui est ma chambre d’hôpital.
La chouette est maintenant posée délicatement sur la table d’opération. La soigneuse enclenche la machine qui envoie dans ses poumons le gaz anesthésiant. Une fois sous narcose, on pourra effectuer les gestes de physiothérapie qui doivent l’aider à retrouver une position normale.
Tout à coup, la respiration s’arrête, le cœur cesse de battre… On coupe immédiatement l’arrivée du gaz anesthésiant. Malgré les tentatives de réanimation, l’oiseau demeure immobile, sans vie. Il ne respire plus et n’a plus de pouls. Il est parti.
Qu’il repose en paix !
Ce matin, on m’a sortie de ma caisse et on m’a couchée sur une surface dure et froide. Je suis maintenue sur le dos et quelqu’un place ma tête dans un tuyau duquel sort une drôle d’odeur. Je me sens soudain très fatiguée.
Je deviens légère, si légère que j’ai l’impression de voler !
Je baigne dans une douce lumière qui m’apaise et me remplit de bien-être.
Les sons s’évanouissent autour de moi, tandis que toutes les couleurs de l’arc-en-ciel dansent devant mes yeux. Je me sens bien, tellement bien, je sombre doucement vers un sommeil bienfaisant. Je plane, je rêve, je meure.
Nous regardons avec tristesse l’oiseau inerte, sans vie, en essayant de nous rassurer et de nous réconforter : nous aurons vraiment tout tenté pour l’aider, mais le destin en a décidé autrement.
C’est alors que se passe la chose la plus inattendue et la plus incroyable qui soit !…
Et puis d’un seul coup, je me ressaisis. Non, tout ne peut pas finir ainsi. Ce serait trop bête. J’ai encore tant de choses à découvrir. Je ne peux pas me laisser aller comme ça, je dois me battre, m’accrocher à la vie, retrouver ma forêt, mes territoires de chasse, mes amis, ma vie, quoi ! Alors je me redresse et je manque d’éclater de rire en voyant la tête des gens autour de moi ! Je suis encore groggy, mais je reprends vite mes esprits.
Stupéfaction ! La chouette se réveille ! C’est un vrai miracle !
Le moment de surprise passé, nous nous disons que cette chouette tient tellement à la vie que nous devons absolument faire le maximum pour qu’elle s’en sorte.
Un échange de mails avec l’hôpital vétérinaire de Zurich nous apprend qu’il n’y a pas de solution à attendre au plan chirurgical.
Par contre, ils nous signalent qu’il y a dans la littérature une étude réalisée aux Etats-Unis, dans laquelle des vétérinaires ont suivi l’évolution d’une douzaine de rapaces victimes de « torticolis » chroniques dus à des traumatismes cérébraux suite à des collisions 1).
Dans cette étude, les oiseaux qui reçoivent des soins de thérapie physique (médecine manuelle) voient une disparition de leurs symptômes et une récupération quasi complète de leur fonctionnalité, ceci après plusieurs mois de traitement.
C’est alors qu’une idée un peu loufoque nous vient à l’esprit. Nous consultons régulièrement un ostéopathe à Lausanne qui fait des prouesses, et nous allons lui demander ce qu’il pense de cette chouette et si, à son avis, ses techniques thérapeutiques pourraient s’appliquer sur cet oiseau et améliorer sa situation. Comme c’est quelqu’un de très curieux, il nous répond que « je soigne en principe des humains, mais pourquoi pas, ça pourrait être intéressant » !
Rendez-vous est pris.
1) Effectiveness of Physical Therapy as an Adjunctive Treatment for Trauma-induced Chronic Torticollis in Raptors Benjamin N. Nevitt, DVM, Narda Robinson, DO, DVM, Gail Kratz, BS, and Matthew S. Johnston, VMD, Dipl ABVP (Avian) Journal of Avian Medicine and Surgery 29(1): 30-39, 2015. © 2015 by the Association of Avian Veterinarians
(Voir résumé de l’étude à la fin)
Par une journée de début juin plutôt maussade, un de mes soigneurs me place dans une boîte de transport, et nous partons pour un voyage en voiture. Puis je me retrouve dans ses mains, et un étrange personnage se penche sur moi, commence à me tâter délicatement un peu partout, à découvrir mon anatomie, à me parler doucement, non sans me demander ma permission pour pouvoir explorer ainsi mon corps. Sous ses doigts, je ressens des impressions très étranges, à la fois apaisantes et stimulantes, quelques frissons parfois, un tremblement, un léger pincement, ou encore un relâchement des tensions qui m’habitent depuis si longtemps.
Je lui renvoie quelques messages pour lui témoigner mon accord et ma confiance. Je le laisse faire.
Je sens qu’il est en train de vivre lui aussi une expérience très intense et que beaucoup d’émotions se bousculent en lui.
Je pénètre à mon tour dans son intimité, et je trouve même une porte vers son cœur dont lui-même ignore l’existence.
Il se nomme François, et il décide de m’appeler « Coccinelle ». Je le reverrai à trois reprises.
Après cette première séance avec l’ostéopathe, je passe chaque jour trente à quarante-cinq minutes avec « Coccinelle », qui s’est installée chez nous, dans une grande cage aménagée dans le garage. J’essaie de retrouver les points que m’a signalés le thérapeute. J’effectue également des étirements, des élongations, des flexions, des rotations, des massages.
Nous allons même lui présenter une congénère qui, elle aussi, a une existence compliquée, dans l’espoir de la stimuler dans son processus de guérison.
A la mi-juillet, « Coccinelle » est de retour au Centre.
Son état n’a apparemment pas beaucoup évolué, si ce n’est que toutes ses tensions on maintenant disparu et qu’elle a retrouvé sa souplesse. Nous la mettons dans une volière occupée par deux autres hulottes et nous nous donnons une dizaine de jours avant de décider de son sort. Il n’est pas question de s’acharner, et si « Coccinelle » ne se remet pas de son traumatisme, il faudra se résoudre à mettre fin à son calvaire.
De son côté, elle semble se plaire dans sa nouvelle demeure, mange de bon appétit et n’a pas l’air de souffrir. Je poursuis les traitements, et quelques jours après son retour au Centre, un nouveau miracle s’offre à nos yeux :
« Coccinelle » commence à redresser sa tête !
« Coccinelle » progresse de semaine en semaine !
Nous désespérions de voir une vraie amélioration, mais les résultats sont là, même s’il a fallu du temps pour qu’ils se manifestent.
C’est maintenant chose faite !
Je poursuis les traitements dans la volière, quotidiennement d’abord, puis un jour sur deux, puis deux fois par semaine.
« Coccinelle » ne cesse de progresser. La musculature de sa nuque s’est épaissie. A présent, elle est capable de voler sans se cogner partout et de se percher où elle veut. Ses congénères, qui sont maintenant trois, l’ont bien acceptée, et assistent avec curiosité et grand intérêt à nos séances.
Ces moments partagés avec elle sont pour moi des moments privilégiés.
Je ne manque jamais de lui demander sa permission avant de travailler avec elle, et de la remercier à la fin de nos échanges.
Parce que ce sont de véritables échanges que nous vivons tous les deux.
Un partage d’émotions, de tendresse, d’apaisement, et c’est toujours quelque chose de poignant de sentir ce bel oiseau s’abandonner complètement dans mes mains, se laisser aller jusqu’à s’endormir et à goûter au bien-être que je m’efforce de lui apporter.
Bientôt, « Coccinelle » pourra retourner dans son habitat de forêt et de campagne, retrouver la vie sauvage pour laquelle elle est née, retrouver la Nature.
Elle, la miraculée, est sur le point de vivre un nouveau miracle : le retour à la Vie.
Je me réjouis tellement – et en même temps je le redoute – cet instant où elle prendra son envol et s’en ira sans se retourner, emportant avec elle une partie de moi-même.
Merci, « Coccinelle » chérie, pour tout ce que tu m’as appris et apporté !
ANNEXE
Efficacité de la thérapie physique comme traitement d’appoint dans les torticolis chroniques induits par un traumatisme chez les rapaces
Benjamin N. Nevitt, DVM, Narda Robinson, DO, DVM, Gail Kratz, BS, and Matthew S. Johnston, VMD, Dipl ABVP (Avian)
Résumé :
La gestion des torticolis chroniques induits par un traumatisme chez les rapaces a toujours été difficile.
L’euthanasie est courante chez les oiseaux affectés en raison de leur incapacité à maintenir une position cervicale normale, bien qu’ils soient capables de fonctionner normalement.
Afin d’évaluer l’efficacité de la thérapie physique du cou et de la tête comme traitement d’appoint dans ces situations, une étude contrôlée a été réalisée sur des rapaces faisant partie du « Programme des Rapaces des Montagnes Rocheuses » de 2003 à 2010.
Onze cas ont été identifiés avec un diagnostic de torticolis chronique résultant d’un traumatisme cérébral. Cinq cas ont été traités par thérapie physique de la tête et du cou, et 6 cas témoins ne recevaient aucune thérapie physique pour leur torticolis.
Parmi les cas témoins, 0 sur 6 ont eu une résolution du torticolis, 0 sur 6 ont été relâchés et 5 sur 6 ont été euthanasiés. Parmi les cas traités, 4 sur 5 ont eu une résolution complète des torticolis et 5 sur les 5 ont pu être relâchés.
La résolution des torticolis différait significativement entre les cas de physiothérapie et les témoins.
Ces résultats indiquent que la physiothérapie devrait être utilisée comme thérapie d’appoint en cas de torticolis chronique induit par traumatisme chez les rapaces, car il se traduit par une meilleure résolution des torticolis et une probabilité accrue de relâcher.
Mots-clés : inclinaison de la tête, traumatisme, torticolis, physiothérapie, rapace, aviaire
©Photo Martine et Daniel Rh. et Article rédigé par Daniel R.